La Fête de la Saint-Martin à Venise
Tous les soirs de 11 novembre, des bandes de petits Vénitiens se promènent dans les Calli en tapant sur des couvercles et des casseroles avec de grandes cuillères en bois.Ils redoublent de force et d'enthousiasme en envahissant boutiques et magasins, où ils chantent à pleine voix une petite comptine en l'honneur de saint Martin, le cavalier charitable :
« San Martin xe 'ndà in sofita
a trovar ea nonna Rita
nona Rita non ghe gera
San Martin col cueo par tera !
E col nostro sachetin
cari signori xe San Martin »
Saint Martin est monté au grenier
Pour trouver grand-mère Rita,
Grand-mère Rita n'était pas là,
Saint Martin le cul par terre !
Et avec notre petit sac,
Chers messieurs, c'est la Saint Martin ! »
(Traduction © e-Venise.com)
Face à un tel vacarme, les commerçants se dépêchent de leur offrir friandises et pièces de monnaie, afin qu'ils libèrent les lieux au plus vite, sous le regard amusé et approbateur des clients.
À la sortie, chacun dépose sa récolte dans un grand sac porté par l'une des mamans qui les accompagnent, et qui les envoient ensuite vers une autre victime : “Le magasin de pâtes !” ou “Le Bar - Pasticceria !”.
Et tout le monde court à l'assaut dans la joie et la bonne humeur vers de nouvelles conquêtes, sans avoir le temps de se laisser gagner par la timidité !
À la fin de la tournée : rassemblement et partage du butin. Et il y a concurrence entre les équipes, c'est à qui en aura le plus !
La fête de la Saint-Martin, une ancienne fête populaire…
à Venise, et depuis des siècles, le 11 novembre était un jour de fête pour savourer le vin nouveau et les châtaignes, et chanter la gloire de Saint Martin sous les fenêtres, en espérant qu'une âme charitable vous jette de nouvelles châtaignes !Mais la chanson était un peu différente de celle des enfants :
« San Martin xe 'ndà in sofita
A trovar la so'novissa
So'novissa no ghe gera
San Martin col culo par terà ! »
« Saint Martin est allé au grenier
Retrouver sa fiancée,
Sa fiancée n'était pas là,
Saint Martin le cul par terre ! »
(Traduction © e-Venise.com)
Cette chute soudaine est très étonnante, mais voici l'explication œdipienne de Tiziano Scarpa, auteur dans son livre "Venise est un Poisson" :
« Que nous dit cette chansonnette ?
Elle nous dit que les saints ont, eux aussi, une vie sentimentale intense, que l'éternel féminin nous pousse vers le haut, au grenier, parce que l'amour entraîne l'être humain vers le ciel et que, sans une fiancée, on est destiné à retomber dans le contact incestueux avec la mère terre. »
Mais on peut aussi bien imaginer que saint Martin se soit tout bonnement consolé en buvant un peu trop de vin nouveau, puisqu'on ouvrait les tonneaux le jour de sa fête !
Une fête populaire qui remonte à l'antiquité grecque
La mise en perce des tonneaux de vin nouveau le 11 novembre est une tradition qui remonte en effet à l'antiquité grecque.Rappelons que la fête en l'honneur de Bacchus durait trois jours : les 11, 12 et 13 novembre et s'appelait Pitigia ou Pitegia, c'est-à-dire “ouverture du tonneau”.
Et Plutarque indique également que pour certains peuples, le 11 novembre était un jour de festin et de réjouissances.
à Venise, la Saint Martin était aussi le jour des renouvellements de contrats de location. D'où l'expression : “Far Samartin”, (faire Saint Martin) qui veut dire : déménager !
Rappelons également que saint Martin est le Saint protecteur des militaires, des tailleurs, des aubergistes et des marchands.
L'importance de la Saint-Martin dans le calendrier chrétien trouve son explication dans l'histoire, ou plutôt dans la légende de Saint Martin, qui serait justement né un 11 novembre.
Comme vous le voyez, à priori, on a un peu de mal à faire le lien entre ces bacchanales automnales et le très chrétien Martin qui devint évêque de Tours.
Revenons donc sur l'histoire de ce Saint.
La légende de saint Martin
Martin est né en Hongrie en 316, mais fut élevé à Pavie, car son père était tribun militaire.Très jeune il fréquentait les assemblées de Chrétiens à l'insu de ses parents et, à 12 ans il voulait déjà devenir catéchumène, pour se préparer à recevoir le baptême.
En tant que fils d'officier romain il devait servir avec son père, et fut enrôlé dès l'âge de 15 ans. Suivant son idéal chrétien, il considérait son unique serviteur comme son égal, et comme un frère.
Saint Martin : le cavalier charitable
En passant à cheval aux portes d'Amiens par un jour de mauvais temps, un 11 novembre, il vit un malheureux vêtu de haillons, battu par la pluie et le vent…Alors Martin enleva son grand manteau de cavalier et le coupa en deux avec son épée pour en donner la moitié à ce pauvre homme.
Saint Martin continua sa route sous la pluie et le vent, qui soufflait si fort qu'il semblait vouloir lui arracher ce qui lui restait de son manteau pour se protéger.
Mais soudain le vent s'est calmé et les nuages se sont dispersés pour faire place à un beau soleil qui réchauffa si bien l'atmosphère, que le cavalier dut enlever son manteau…
C'est le fameux “été de la Saint-Martin”, qui se renouvelle à chaque automne par de belles éclaircies, en signe de ce beau geste de charité accompli par le bon saint Martin, immortalisé par les sculpteurs… et les pâtissiers vénitiens qui le représentent toujours à cheval entrain de couper son manteau avec son épée !
Saint Martin : évêque de Tours
Baptisé à 18 ans, il quitta l'armée dès qu'il le put, et se rendit en Italie auprès de ses parents pour les convertir à la foi chrétienne.Après un voyage parsemé de mauvaises rencontres et d'épreuves, il arriva à Pavie et convertit sa mère ; mais il ne réussit pas à convertir son père qui resta païen.
Saint Martin fit preuve d'humilité et de charité toute sa vie durant.
Il part en France rejoindre Saint Hilaire et fonde le monastère de Ligugé près de Poitiers tout en faisant quelques miracles.
À la mort de l'évêque de Tours, la ville de Tours désigna Martin pour lui succéder, et finit par obtenir gain de cause, malgré l'opposition de quelques évêques et le manque d'enthousiasme de Saint Martin pour ce poste.
Saint Martin trouva le moyen de fuir la vie citadine en fondant le monastère de Marmoutier (ou le Monastère de Martin : “Mar-Moutier”), tout près de Tours, où il vécut selon les règles de l'abstinence en compagnie de quatre-vingt disciples… qui ne pouvaient boire du vin que lorsqu'ils étaient malades !!!
On est bien loin de la chanson du Nord de la France : “Saint Martin boit du vin dans la rue des Capucins!”, et de celle de Venise, où il monte au grenier pour voir sa fiancée (ou nonna Rita), et tombe sur ses fesses !!!
Bacchus revient à la Saint-Martin !
C'est le rire de Bacchus qui revient du fond des âges, pour culbuter gentiment ce saint venu Le supplanter et tempérer les excès de la nature humaine, en rappelant que le plaisir et la joie n'empêchent pas la générosité envers son prochain !Et saint Martin lui-même a su faire preuve d'humour posthume envers l'aveugle et le paralytique :
« Il y avait alors, à Tours, deux compagnons, dont l'un était aveugle et l'autre paralytique.
L'aveugle portait le paralytique et le paralytique guidait l'aveugle ; et, vivant ainsi, ils tiraient grand profit de la mendicité.
Quand ils apprirent qu'on portait le corps de saint Martin en procession à l'église nouvelle pour l'y déposer, ils craignirent que la procession ne passât dans la rue où ils se tenaient, et que saint Martin ne s'avisât de les guérir : car ils se disaient que, guéris, ils perdraient leur gagne-pain.
Ils imaginèrent donc de s'enfuir dans une rue où, certainement, la procession ne devait point passer.
Et, pendant qu'ils fuyaient, ils rencontrèrent le corps de saint Martin, qui les guérit tous les deux.
Tant il est vrai que Dieu accorde ses bienfaits à ceux qui ne les demandent pas ! »
Jacques de Voragine : “La Légende dorée” (1298)
Et si vous êtes à Venise le jour de la Saint-Martin, vous ne pourrez que rire et sourire à la vue de toutes ces petites têtes blondes et brunes qui courent en criant et en chantant à tue-tête à travers les Calli et se précipitent chez les commerçants, chez qui ils “osent” faire tout ce qui leur est d'habitude interdit…
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